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Sur la vague Renault...
13 janvier 2008

Témoignage

FERNAND PICARD : INGENIEUR DE CHEZ RENAULT PENDANT LA SECONDE GUERRE MONDIALE


Etant encore étudiant en histoire l'année dernière à la faculté de Nancy 2, je ne pouvais pas faire l'impasse sur une période importante et noire pour Renault. Bien que je vous parle d'histoire tous les jours en vous présentant les modèles qui ont fait la réputation de la marque au losange, je vous livre ici une histoire un peu plus générale d'un ingénieur de chez Renault pendant la Seconde Guerre mondiale. Il s'agit de l'ingénieur Fernand Picard qui travaille à Issy-lès-Moulineaux. Il y dénonce l'entreprise dont la plupart de la production est destinée à l'économie de guerre du Reich. Il a caché son journal dans un bocal à cornichon car il côtoyait tous les jours les Allemands. Ces extraits sont tirés du livre : "Les années noires : vivre sous l'occupation" de Henry Rousso :

Mardi 2 juillet 1940

    Nous avons pris contact avec M. de Peyrecave [le directeur général]. Très peu de gens sont rentrés aux usines Renault. [...]
    En attendant que les autorités allemandes nous autorisent à rentrer à Issy, nous nous installons dans un salon et des bureaux des usines. Nous n'avons rien à faire qu'attendre que des solutions soient apportées aux questions que M. de Peyrecave va poser à Wiesbaden [à la commission d'armistice], au sujet de l'activité industrielle française.
    La vie est totalement arrêtée. Les rues sont vides. Sur les boulevards, on ne voit que des soldats allemands qui passent en chantant.

Mercredi 3 juillet 1940

    Nous avons trouvé ce matin en arrivant dans le hall de la direction, trois soldats allemands qui s'y étaient installés pour y passer la nuit. Leurs casques et fusils sur la table à côté des notices et de la lettre de félicitation adressée en 1918 par le maréchal Pétain à la direction et au personnel des usines Renault pour la part prise dans la victoire par les chars. A dater de ce jour un piquet de garde vivra dans l'usine, assurant conjointement avec nos gardiens la surveillance des ateliers et du matériel... Il nous faudra entendre résonner sur le macadam leurs bottes lourdes, les croiser partout...
    Trois commissaires de l'industrie allemande, hauts personnages des usines Mercedes, sont installés dans l'usine, et en assurent la gestion. Rien ne doit être entrepris sans leur approbation. Rien ne doit sortir sans leur visa. Nos gardiens sont sous leurs ordres. Le chef est l'ancien représentant à Paris de Daimler-Benz. Il parle un français impeccable, et est d'une correction parfaite.
    Toute la journée des voitures de l'armée allemande vont et viennent dans la cour principale. Voitures de tourisme, d'officiers qui viennent en mission auprès des commissaires. Camions venant chercher des pièces détachées au magasin des pièces de rechange.
    M. de Peyrecave nous a quitté aujourd'hui pour Wiesbaden où doivent commencer bientôt les travaux de la commission d'armistice.
    Nous avons installé à l'école maternelle de la place Voltaire à Issy le service du personnel Caudron, et le lamentable défilé de tous nos ouvriers et ouvrières qui étaient restés sur place a commencé en quête d'accomptes.
    Beaucoup qui s'étaient repliés à pied ou à bicyclettes ont été rejoints par les troupes allemandes et après de nombreuses difficultés, rapatriés...
    Une des péniches qui évacuait notre matériel a été coulée sur ordre des autorités militaires françaises près de Nemours. Elle contenait trente-deux machines-outils neuves récemment arrivées des USA. Le marinier l'a renflouée trois jours plus tard. Une autre péniche a été incendiée sur la Seine près de Melun par suite de la destruction de deux péniches citernes qui emportaient de l'essence...
    Les usines des huiles Renault sur le quai d'Issy ont été détruites le jeudi 13 juin par le génie français pour détruire les stocks d'huile de graissage qui y étaient entreposés... Il ne reste plus que des carcasses tordues et des ruines. [...]

9 octobre 1940

    La guerre aérienne continue, implacable, terrible pour toutes les richesses de notre vieille Europe, malgré le mauvais temps de ce début d'automne. Des deux côtés on annonce des destructrions de musées, d'hôpitaux, de vieilles maisons que des siècles d'histoire rendaient vénérables. D'autre part, la radio annonce d'importants mouvements de troupes en Roumanie où les Allemands s'installent. La Turquie s'inquiète, confère avec Moscou et avec Londres.
    A l'usine, c'est le calme. Nous avons entrepris l'étude de véhicules pour l'après-guerre : une petite voiture 4 CV à moteur arrière. Un autocar léger avec moteur arrière. Des tracteurs agricoles. C'est vraiment pour moi un réconfort moral de penser  que je puis me consacrer de toutes mes forces au travail sans qu'une seule seconde de mon activité serve aux troupes d'occupation. J'ai repris le goût à ma tâche. J'y trouve un dérivatif puissant à toutes nos souffrances présentes.

10 octobre 1940

    D'après le témoignage d'A., chef des achats des usines Renault, la vénalité s'étend à tous les échelons et dans tous les services de l'armée allemande. Il m'a cité des cas précis qu'il a vécus. Pour faire libérer un prisonnier c'est cinq mille francs. On a, quand on frappe à la bonne porte, de l'essence autant qu'on veut pour six francs le litre... Jamais de tels trafics n'ont déshonoré l'armée française avec une telle ampleur. Et on nous a vanté pendant des années l'intégrité et la vertu des régimes fascistes et hitlériens ! [...]

17 octobre 1940

  Nos difficultés industrielles s'aggravent sans cesse. Tous les chefs de département sont génés par le manque de main-d'oeuvre et de matière première. Les contrôleurs allemands répondent : "Interdiction d'embaucher du personnel. Réduisez votre programme." M. Renault ajoute : "D'accord pour ne pas embaucher, mais je maintiens le programme. Débrouillez-vous."
 Aussi la température monte-t-elle. [...]
    Les clients réclament des pièces de rechange. Les camions s'arrêtent...
   Et il y a dix-huit mille ouvriers des usines qui touchent le chômage et qui errent dans les rues en proie à toutes les angoisses, toutes les propagandes, tous les découragements...
    Jusqu'où irons-nous dans la sottise et l'incohérance ? [...]

29 janvier 1941

    Les difficultés à l'usine ne cessent de s'accroître, dans tous les domaines. Financièrement, la situation est toujours la même, les Allemands doivent toujours deux cent millions, qu'ils ne parlent toujours pas de payer, sur les camions qui leur ont été livrés. Par suite du manque de pneumatiques ils ne prennent toujours pas livraison des camions qui sortent maintenant. Ce soir, mille huit cents camions, sur chandelles de bois, encombrent les rues intérieures de l'usine, les quais de la Seine et les espaces disponibles... Pourquoi ne payent-ils pas ? D'après M. de Peyrecave, leur compte à la banque de France est créditeur de trente-six milliards de francs. Qu'attendent-ils ? Que notre trésorerie soit totalement épuisée ? Que le franc baisse un peu plus ? [...]
    R. me rapporte aujourd'hui que le commandant L., qui s'occupait des fabrications de chars à l'usine avant juin, continue ses études techniques. Il a demandé à l'usine de lui livrer les moteurs six et douze cylindres, trois cent chevaux, étudiés début 1940. D'après lui, nous allons assister cette année-ci à une paix de compromis, que suivra une nouvelle course aux armements, puis dans un délai de quatre à cinq ans une nouvelle guerre... Il ne veut pas cette fois-ci être en retard... [...]

8 février 1942

    [...] A l'usine, les difficultés se sont singulièrement accrues au cours de la dernière quinzaine. De tous les côtés, on voit surgir de nouveaux problèmes, et on se demande de plus en plus si nous parviendront à les résoudre. Une nouvelle réquisition de cent cinquante tonnes de lingots de cuivre aggrave d'un seul coup la question des métaux non ferreux. Le stock n'est plus que de trois mois encore à moins que de nouvelles réquisitions ne l'amenuisent. Mais de tous les problèmes, c'est celui des aciers spéciaux qui maintenant est le plus sérieux. Depuis quinze jours, l'aciérie de Saint-Michel de Maurienne est arrêtée par défaut de courant électrique. On n'envisage de la remettre en route que sur une production de cinq cents tonnes par mois alors que l'usine en consomme mille deux cents... Et l'on vient sur le papier d'augmenter le programme de dix camions 3 tonnes par jour ! Combien de jours encore les stocks permettront-ils de tourner ? Dans la course d'obstacles que nous courons depuis dix-huit mois, nous n'avons encore franchi que des petites haies ; voici que de plus sérieuses apparaissent. Et le parcours est encore long, très long. Ce n'est pas le moment de licencier du personnel pour que les usines allemandes s'en saisissent aussitôt.
    Plus que jamais, nous sommes pris dans l'engrenage infernal. Si nous voulons continuer à tourner pour éviter la désorganisation totale et la décomposition de l'usine, et garder en main les éléments d'une reprise rapide à la fin des hostilités, il nous faut aider l'ennemi, accepter ses commandes. Mais il nous faut aussi essayer de conserver les stocks minima qui nous permettront de démarrer les fabrications de la paix. Or, nous ne pouvons pas concilier les deux points de vue : garder le personnel et la matière première. Comment sortir de ce douloureux dilemme ?

3 mars 1943

    Le commissaire [allemand] à l'usine nous demande aujourd'hui de faire passer en priorité sur toutes les fabrications la transformation pour la marche au gazogène à bois de vingt mille véhicules de tous types, essence et Diesel, en service dans l'armée allemande.
    La pénurie d'essence s'aggrave. La perte des champs pétrolifères de Maïkop, l'éloignement de ceux de Groznyï enlèvent au Reich toute perspective d'amélioration prochaine de la situation. [...]
    Depuis quelques jours il semble qu'un revirement s'opère dans l'attitude des services industriels de l'armée allemande vis-à-vis de l'usine. Alors qu'il y a un mois, lors du passage de la commission de réquisitions de main-d'oeuvre, notre activité ne semblait plus les intéresser, maintenant des priorités de fabrication pleuvent de tous les côtés. Priorité aux pièces détachées de char d'assaut. Priorité aux moteur destinés à l'équipement des bateaux d'assaut. Priorité aux groupes marins de 130 Watts. Priorité aux transformations des moteurs pour marche au gazogène. Seulement il ne suffit pas de donner des priorités pour faire sortir le matériel. La main-d'oeuvre manque. La production ne cesse de descendre. [...] A quoi correspond ce revirement ? Est-il la conséquence de l'offensive continue de la R.A.F. sur les grands centres industriels allemands ? L'Etat-Major s'effraie-t-il de voir diminuer catastrophiquement sa production au moment même où ses besoins en matériel deviennent les plus pressants ?
    L'heure est venue pour nous de ne rien faire pour accroître la production sans exiger le retour des ouvriers déportés, ou la libération des prisonniers.



Fernand Picard
Journal clandestin.
In : Les années noires : vivre sous l'occupation, de Henry Rousso
ISBN : 2 07 053217 8
Dépôt légal : novembre 1992


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